Deux hommes sur une île


Jacob 1903Révolutionnaire anarchiste, Alexandre Jacob a fait sa révolution par l’éventrement des coffres-forts au début du siècle dernier. Il s’est retrouvé, « vaincu de guerre sociale », aux îles du Salut en janvier 1906[1]. Louis Rousseau a prêté le serment d’Hippocrate en 1902 et n’a cessé de bourlinguer depuis sur cet empire français où le soleil ne se couchait jamais. Il s’est retrouvé médecin aux îles du Salut quatorze ans après Jacob. Deux hommes a priori différents, deux destins qui se croisent pourtant et une indéfectible amitié qui s’ensuit. Nous sommes allés à leur recherche ; nous avons suivi leurs pas ; nous avons reconstitué la scène de leur rencontre.

L’homme qui débarque à Cayenne le 26 juillet 1920 possède une solide carrière professionnelle. Aguerri par son expérience dans l’armée coloniale, il a prodigué ses soins tant aux civils qu’aux militaires, tant aux colons qu’aux indigènes. Il a enduré pendant la guerre les souffrances des « poilus » et constaté aux colonies les ravages causés par les épidémies et l’impérialisme. Rien, à priori, ne le prédestine à la dénonciation de l’univers carcéral. C’est ce qu’il indique dans l’avant-propos de son livre sur le bagne en 1930 :

« Chargé pendant deux ans du service médical d’un pénitencier guyanais, j’ai eu sous les yeux le triste spectacle de la pratique pénitentiaire coloniale. Ayant pour tâche professionnelle de défendre la vie dans la modeste mesure où je le peux, je n’ai pu assister à cette œuvre de mort sans me demander à quelle louche besogne j’avais été convié et ce que j’étais venu faire dans cette galère. Je n’ai pu qu’observer absolument impuissant »[2].

En tant que médecin, Louis Rousseau dispose du grade de commandant. Le 1er septembre 1920, il arrive aux îles du Salut. Si le bagnard Jacob Law considère ses prédécesseurs comme des « complices de l’administration et par conséquent comme des assassins »[3], Paul Rousseng, lui aussi homme puni, estime au contraire que tous « remplissent la mission qui leur est dévolue avec un dévouement admirable qui mérite les plus grands éloges »[4]. De là, pour l’enfermé de Saint Joseph, les fréquents conflits opposant les médecins du bagne à l’A.P. qui traque avec la plus grande sévérité les forçats simulateurs.

Louis Rousseau ne déroge pas à la règle. Bien au contraire, il consacre les vingt mois qu’il passe à la Royale « à appliquer ses méthodes personnelles »[5] face au délabrement des infrastructures sanitaires et surtout face à des surveillants peu enclins à voir leurs prisonniers sortir de cellule contre leur gré. Rousseau travaille dans un hôpital surpeuplé, sans eau courante et dont la plus grande partie des vitres sont cassées. Le matériel manque et la nourriture, insuffisante en quantité, est le plus souvent détournée. Le médecin doit redoubler d’activité quitte à bousculer l’ordre naturel du bagne envisagé dès lors comme une institution totale, comme une machine à éliminer l’homme criminel. « Il n’hésitait pas à exprimer ses pensées aux gardiens et même au commandant » écrit René Belbenoit dans ses souvenirs[6]. Ce bagnard rapporte qu’il arrive fréquemment au docteur de faire un tour dans la basse-cour des gardiens[7] pour tirer avec son fusil une vingtaine de poulets et d’en faire préparer un repas pour ses patients. Jacob Law abonde dans le même sens. Il évoque quant à lui des surveillants priés de sortir lorsque transportés et réclusionnaires passent la visité médicale[8]. Il va même plus loin en suggérant que beaucoup de bagnards lui doivent la réussite de leur Belle par l’amélioration de leur état physique[9].  Mais Jacob Law exagère beaucoup quant aux possibilités d’évasion à partir des îles du Salut. Les forts courants ainsi que la multitude de squales sont de précieux auxiliaires pour les chaouchs[10].

Il va de soi que les conditions de détention des bagnards exacerbent le sentiment humaniste du médecin. Rousseau laisse aux îles du Salut, selon les dires d’Eugène Dieudonné, « le souvenir d’un apôtre doublé d’un savant »[11]. Le bagnard anarchiste cite pour preuve le cas d’un forçat arabe surpris à voler chez lui. Ce dernier, plutôt que de le dénoncer, lui donne la nourriture qu’il était venu dérober et lui demande de revenir tous les jours pour lui donner à manger. « Je cite ce trait entre mille » écrit Dieudonné[12].

Médecin, Louis Rousseau dépasse son simple rôle de soignant et c’est de toute évidence ce qui justifie son opposition à l’AP … et aussi son départ de Guyane deux ans après y avoir posé les pieds. Officiellement le médecin a fait valoir ses droits à a retraite. Officiellement … Mais il a pu nouer durant cette courte période un grand nombre de relations dont certaines se sont avérées durables. La rencontre avec Alexandre Jacob débouche sur une profonde amitié et une active collaboration. Très vite après son arrivée aux îles du Salut, le médecin envisage l’idée d’un livre relatant les horreurs qu’il peut journellement constater. Alain Sergent inclut dans sa biographie de Jacob en 1950 une lettre de Rousseau donnant son souvenir et son opinion sur le matricule 34777 :

« J’habitais sur la place de l’île Royale un petit bungalow à deux pas duquel se trouvait une terrasse garnie de bancs d’où l’on jouissait d’une magnifique vue sur l’île Royale et sa voisine l’île Saint Joseph de sinistre mémoire. J’allais souvent m’y asseoir. C’est là que je vis pour la première fois Jacob qui, chargé de l’entretien de ce quartier, pensait infatigablement à son sort et à celui de ses camarades. On en vint peu à peu à bavarder presque tous les jours rarement plus de cinq à dix minutes. Quand je lui parlais de mon projet de faire publier une étude sur le bagne, il se mit tout de suite à ma disposition et, comprenant que des entretiens brefs et furtifs ne suffiraient pas à un travail de longue haleine, il réussit à se faire placer comme assigné chez Monsieur Alric, dont la discrétion n’avait d’égale que celle de Madame Alric, sûre et bonne comme son mari. Là, je pus voir Jacob à mon aise et passer avec lui une demi-heure, une heure même, et cela deux à trois fois par semaine. Grâce à lui, je pus prendre connaissance de tous les textes de loi qui régirent la peine des travaux forcés depuis l’origine de la transportation. (…) Jacob fut pour moi la plus abondante source de renseignements et aussi la plus sûre. (…) Jacob vous a dit que, dès nos premiers entretiens, je lui avais parlé en frère. Venu d’un homme aussi sincère, cet éloge m’a touché car je crois le mériter. Rebelle à toutes les hiérarchies, j’ai pu, par la force des choses et passivement, être mis à tel rang, atteindre tel grade sans que ma manière de penser en ait été le moins du monde influencée et je suis toujours resté accroché à un vif sentiment de l’espèce humaine dont je mets tous les exemplaires à mon niveau. (…) Dans de telles dispositions, il était tout naturel que je sois le camarade de Jacob, au contact de qui je n’ai pu qu’affermir mes manières de voir, de sentir et de penser qui sont celles des anarchistes »[13].

La lettre qu’écrit Rousseau pour les besoins de la biographie d’Alain Sergent est on-ne-peut-plus précise et, muni d’un plan de l’île Royale nous pouvons aisément retrouver les lieux de cette rencontre. Précisons tout de même qu’elle est facilitée par la taille réduite de l’espace. L’île ne fait que 28 hectares et, en moins de deux ans, le médecin a pu en arpenter tous les recoins. Rousseau signale alors avoir vu Jacob pour la « première fois » près de son logement, mitoyen de celui de l’institutrice des îles, qu’il envisage comme un « petit bungalow ». La modeste demeure est en réalité une maison en dur, certes moins clinquante que celles du gouverneur et du commandant mais disposant de tout le confort et de toutes les commodités liées à sa fonction et à son grade. Rousseau exagère sur la petite taille de sa maisonnée. Tel Hugo sur son Rocher, le médecin peut alors mirer à loisir la beauté de l’île Saint Joseph qui s’affiche devant lui et réfléchir sur son abjecte affectation. La terrasse « garnie de bancs » se trouve effectivement entre son « modeste » gîte et l’infirmerie de l’île. Elle surplombe la pente des Blagueurs et la baie des Cocotiers qui fait face au débarcadère et à la jetée Sud. L’endroit est calme, légèrement en retrait des bâtiments officiels et du quartier des surveillants. Deux hommes peuvent y disserter aisément et en toute discrétion sur la misère du monde en général, sur le triste sort des transportés en particulier.

Alexandre Jacob est passé à la première classe des forçats le 1er avril 1920[14]. Il peut de fait prétendre au régime de l’assignation. Celui-ci, prévu dès la loi de 1854 qui institue le bagne, prend une forme définitive avec les décrets du 15 septembre 1891 et du 13 décembre 1894. Ces textes autorisent les forçats disposant de ce statut à travailler comme domestique chez des particuliers. On les nomme « garçons de famille ». L’employeur, qui peut tout aussi bien être un service municipal, une administration locale, ou encore une entreprise privée, a le forçat à charge. Il doit, durant une période d’un an renouvelable, nourrir son garçon de famille, éventuellement le rémunérer et surtout le loger. Le forçat quitte donc les cases et leur délétère promiscuité. Ce départ allège le poids de la surveillance.

Dès le 1er mai 1920, Jacob travaille comme garçon de famille chez le surveillant – chef Pasqualini[15]. Le matricule 34777 lave le linge ; le matricule 34777 fait la cuisine ; le matricule 34777 ramasse feuilles et mangues tombées des arbres  … mais le matricule 34777 reste fidèle à la ligne de conduite qu’il s’impose depuis le début : résister. L’amélioration des conditions de vie de l’assigné n’est pas incompatible avec sa lutte contre l’Administration Pénitentiaire. C’est bien ce que ne comprend pas l’anarchiste Law pour qui Jacob « a pris le parti de se plier et, pendant des années, il a fait le domestique de la surveillance : garçon de famille de monsieur le chef du centre »[16] ! Bien au contraire et surtout bien loin de l’acrimonie de son compagnon d’infortune, le bagnard Jacob utilise son assignation pour mettre à profit et en pratique sa connaissance du droit. Alain Sergent raconte que le commandant Cruccioni envoie régulièrement chercher cette vedette du bagne lorsqu’un cas juridique épineux se présente à lui[17].

A la suite de sa rencontre avec Louis Rousseau, le bagnard trouve à s’employer chez le gestionnaire du magasin des îles du Salut Alric dont le logement jouxte l’infirmerie de l’île Royale. C’est là, nous dit Rousseau, que l’idée d’une étude empirique sur le bagne prend forme. Le projet de livre du docteur Louis Rousseau rejoint celui, abandonné en 1916, du forçat Jacob. Mais au-delà d’une collaboration active et soutenue, l’amitié qui s’ensuit permet au bagnard anarchiste de trouver un soutien de poids. Le statut du docteur Rousseau, ses relations, autorisent l’espoir d’une issue heureuse dans les démarches entreprises par Marie Jacob pour faire sortir son rejeton de l’enfer carcéral. Le médecin quitte la Guyane le 11 mai 1922 et, à partir de 1923, l’Oncle devient un personnage de premier plan dans la correspondance codée du bagnard. A son départ, raconte René Belbenoit, les forçats lui offrent « un gros bouquet de fleurs cueillies par eux » en témoignage de leur profonde estime[18]. Rousseau est d’après lui « le seul homme dont les forçats parlent encore. Mais on le rappela en France »[19]. Deux ans plus tard, c’est au tour de l’honnête cambrioleur de retrouver la métropole à la suite de l’active campagne de presse menée par Louis Roubaud du Quotidien et Francis Million du Peuple, organe de la CGT. Dans les deux journaux, Louis Rousseau apporte sa caution et son soutien à l’homme qu’il a rencontré un jour de 1920 alors qu’il regardait la « magnifique vue » que l’on pouvait – que l’on peut encore – avoir depuis son logement de fonction sur l’île Royale.


[1] L’anarchiste est condamné aux travaux forcés à perpétuité à Amiens le 22 mars 1905 ; puis à vingt ans de la même peine à Orléans le 24 juillet de cette année.

[2] Docteur Louis Rousseau, Un médecin au bagne, Armand Fleury éditeur, 1930, avant-propos, p. XIII.

[3] Law Jacob, Dix-huit ans de bagne, Editions de La Pigne 2013 (réédition), p.88.

[4] Rousseng Paul, L’enfer du bagne, Pucheu éditeur, 1957, p.64.

[5] Belbenoit René, Les compagnons de la Belle, Les éditions de France, 1938, p.141.

[6] Belbenoit René, op. cit., p.142.

[7] Soit dans le jardinet se situant derrière leur logement, dans le quartier des surveillants sur l’île Royale.

[8] Law Jacob, op. cit., p.88.

[9] Law Jacob, op. cit., p.88 : « Grâce à lui, en effet, les hommes qui n’avaient plus d’espoir, étant depuis, dix, quinze ou vingt ans sur les îles du Salut, ont pu partir en évasion. Beaucoup n’oublieront pas le docteur Rousseau car, s’ils sont maintenant en liberté, c’est à lui qu’ils le doivent ».

[10] Les surveillants

[11] Dieudonné Eugène, La vie des forçats, Libertalia, 2007 (réédition 1930), p.164.

[12] Dieudonné Eugène, op. cit., p.164.

[13] Sergent Alain, op. cit., p.191-193.

[14] A.N.O.M., H1481/Jacob.

[15] Jacob Alexandre, Ecrits, L’Insomniaque, 19995, volume II, p.139, lettre du 17 mai 1920 : « En ce moment et depuis le premier de ce mois je suis placé en assignation ».

[16] Jacob Law, op.cit., p.100.

[17] Sergent Alain, op. cit., p.195.

[18] Belbenoit René, op. cit., p.143.

[19] Belbenoit René, op. cit., p.143.

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